72

 

Surgi d’un lointain passé, le sifflet à vapeur en pleine action, les roues à aubes projetant des torrents d’écume, les deux cheminées crachant un panache de fumée, le Stonewall Jackson fonçait vers le pousseur avec la grâce maladroite d’une belle du Sud enceinte soulevant ses jupes pour franchir une flaque d’eau.

Une nuée de mouettes criardes entourait un immense drapeau aux couleurs de la Confédération déployé à l’arrière tandis que sur le pont « Texas » un homme tapait furieusement Dixie, le vieil hymne sudiste, sur le clavier d’un « calliope », une sorte d’orgue à vapeur. La vue de ce paquebot fluvial appartenant à une époque révolue qui fendait les vagues de l’océan bouleversa les pilotes des appareils qui survolaient les lieux. Ils se rendaient compte qu’ils étaient témoins d’une aventure unique.

Dans la timonerie richement décorée, Pitt et Giordino ne quittaient pas des yeux la barge et le pousseur dont chaque tour des grandes roues à aubes les rapprochait.

« Ce type avait raison ! cria Giordino pour couvrir le bruit du calliope.

— Quel type ? hurla Pitt.

— Celui qui a dit que le Sud renaîtrait.

— Heureusement pour nous !

— Nous gagnons sur eux, déclara alors un vieil homme sec et noueux qui tenait la roue de gouvernail à deux mains.

— Oui, acquiesça Pitt.

— Si les chaudières n’explosent pas et si le p’tit bonhomme tient le coup dans ces maudites vagues... (Il s’interrompit au milieu de sa phrase pour tourner imperceptiblement la tête et lâcher un jet de salive mêlée de jus de chique qui atterrit avec une précision diabolique dans un crachoir de cuivre avant de reprendre.)... On devrait les rejoindre d’ici 2 milles. »

Le capitaine Melvin Belcheron pilotait le Stonewall Jackson depuis trente ans. Il avait soixante-deux ans et connaissait toutes les bouées, barres de sable, méandres et berges du Mississippi entre Saint Louis et La Nouvelle-Orléans, mais c’était bien la première fois qu’il amenait son bateau en pleine mer.

Le « p’tit bonhomme » avait été construit en 1915 à Colombus dans le Kentucky sur le fleuve Ohio. Il était de la dernière génération de ces vapeurs qui avaient enfiévré les imaginations durant l’âge d’or de la navigation fluviale, Il ne tarderait pas à appartenir à l’histoire.

Il mesurait un peu plus de 80 mètres et jaugeait plus de 1 000 tonneaux, avec un tirant d’eau de seulement 81 centimètres.

Dans la salle des machines, quatre hommes, luisants de transpiration, noirs de suie, enfournaient furieusement des pelletées de charbon pour alimenter les quatre chaudières à haute pression. Lorsque l’aiguille du manomètre atteignit le rouge, le chef mécanicien, un vieil Ecossais bourru du nom de McGeen, accrocha son chapeau par-dessus pour ne plus la voir.

McGeen avait été le premier à se ranger aux côtés de Pitt et de Giordino quand ceux-ci, après avoir réussi à poser l’hélicoptère en catastrophe près de Fort Jackson, leur avaient exposé la situation. Leur récit avait d’abord été accueilli avec scepticisme, mais ayant vu leurs blessures ainsi que celles de Jane Hogan, l’appareil criblé de balles et ayant entendu un shérif adjoint décrire le carnage subi par les agents du F.B.I. à quelques kilomètres en aval, McGeen avait fait chauffer ses chaudières, et Belcheron réuni son équipage ainsi que quarante hommes du 6e régiment de Louisiane qui étaient montés à bord avec armes et bagages, sans oublier deux vieux canons de campagne.

« Allez-les gars, plus vite ! » s’écria le chef mécanicien.

A la lueur des fourneaux, il ressemblait au diable en personne avec son petit bouc et ses sourcils broussailleux.

« Si nous voulons sauver le vice-président, il faut mettre toute la vapeur ! »

Le Stonewall Jackson était lancé à la poursuite de la barge. Il déboucha de la passe Sud à plus de 30 kilomètres à l’heure (la vitesse en navigation fluviale se compte en kilomètres à l’heure, jamais en nœuds), crachant des étincelles et de la fumée par ses deux cheminées.

Les hommes du 6e régiment de Louisiane, ces dentistes, ces plombiers, ces comptables qui défilaient et reconstituaient les batailles de la guerre de Sécession pour leur plaisir, transpiraient dans les lourds uniformes gris et or qui avaient jadis été portés par les soldats de l’armée des Etats confédérés d’Amérique. Sous les ordres d’un major, ils déplaçaient d’énormes balles de coton pour s’en faire un rempart. Les deux canons de 12 empruntés à Fort Jackson furent installés à l’avant et chargés de roulements à billes provenant des magasins de la salle des machines.

Pitt contemplait la scène depuis la timonerie. Il ne pouvait s’empêcher d’être inquiet. Du coton contre de l’acier et des mousquets à un coup contre des armes automatiques.

Le combat allait être bien inégal.

Le lieutenant Grant s’arracha à cet incroyable spectacle et appela par radio le bâtiment battant pavillon britannique.

« Ici avion de reconnaissance de l’U.S. Air Force zéro-quatre-zéro. J’appelle navire océanographique. Me recevez-vous ?

— Sûr, Yankee, je vous reçois cinq sur cinq, répondit une voix au plus pur accent anglais. Ici le navire de Sa Majesté Pathfinder. En quoi pouvons-nous vous être utile, zéro-quatre-zéro ?

— Un hélico a pris un bouillon à 3 milles à l’ouest de vous. Vous voulez essayer de repêcher les survivants, Pathfinder ?

— Mais certainement. Nous ne pouvons pas laisser ces pauvres garçons se noyer, n’est-ce pas ?

— Je vais tourner au-dessus de la zone de l’accident, Pathfinder. Mettez le cap sur moi.

— Mais naturellement. Nous arrivons. Terminé. »

Grant prit position au-dessus des hommes qui se débattaient au milieu des vagues. L’eau, heureusement, était chaude, mais la moindre blessure ne manquerait pas d’attirer les requins.

 « Tu n’as pas dû être très convaincant, fit soudain le copilote.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Les rosbifs ne viennent pas. Ils partent dans la direction opposée. »

Grant vira sur l’aile pour vérifier. Son copilote avait raison. Le Pathfinder s’éloignait pour foncer droit sur le Stonewall Jackson.

« Pathfinder, ici zéro-quatre-zéro. Que se passe-t-il ? Je répète. Que se passe-t-il ? »

Pas de réponse.

« Je dois avoir des hallucinations, fit Metcalf, contemplant les images vidéo avec stupéfaction. Mais il me semble bien que cette vieille relique sortie de Tom Sawyer a l’intention d’attaquer le pousseur !

— Il en a tout l’air, affirma Sandecker.

— D’où peut-il bien venir ? »

L’amiral, les bras croisés, paraissait exulter.

« Pitt, murmura-t-il. Espèce de crapule !

— Vous avez dit quelque chose ?

— Je ne faisais que réfléchir à haute voix.

— Qu’est-ce qu’ils peuvent espérer ?

— Je pense qu’ils comptent éperonner et aborder le pousseur.

— C’est de la pure folie ! s’exclama le général. Les mitrailleuses vont les réduire en pièces ! »

Sandecker, apercevant soudain quelque chose en arrière-plan sur l’écran, tressaillit. Ni Metcalf ni les autres n’avaient rien remarqué.

Il saisit le général par le bras.

« Le bateau anglais !

— Quoi, le bateau anglais ? fit Metcalf, surpris.

— Mon Dieu, regardez ! Il va couper le vapeur en deux ! »

Metcalf vit la distance entre les deux bâtiments diminuer rapidement tandis que le Pathfinder fonçait à pleine vitesse, creusant un profond sillage.

« Grant ! rugit-il.

— Oui, monsieur.

— Le bateau anglais, pourquoi ne se dirige-t-il pas vers les hommes à la mer ?

— Je l’ignore, mon général. Son capitaine a accusé réception de mon message mais s’est lancé à la poursuite du bateau à roues. Je n’ai pas réussi à le recontacter. Il semble ignorer mes appels.

— Mettez-le hors de combat ! intervint alors Sandecker. Ordonnez une attaque aérienne et coulez ces fumiers ! »

MetcaIl hésitait, déchiré d’incertitude.

« Mais enfin, il bat pavillon britannique !

— Je suis prêt à parier tout ce que vous voulez que c’est un bâtiment des Bougainville et que sa nationalité est bidon !

— Vous ne pouvez pas en être sûr.

— Effectivement. Mais, par contre, je suis sûr que s’il éperonne le vapeur, c’est notre dernière chance de sauver Vince Margolin qui s’envole. »

 

Panique à la Maison-Blanche
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